Les femmes dans la production agroalimentaire des pays en voie de développement. Défis et opportunités.

        Dans la plupart des pays à revenu faible et intermédiaire, le secteur agroalimentaire, qui demeure un pilier fondamental de la sécurité alimentaire et du développement économique, se caractérise par une forte participation féminine. En présence des dynamiques démographiques actuelles et des enjeux de la transition socio-environnementale, le rôle de ce secteur et des femmes qui y sont engagées devient de plus en plus significatif. Le sujet touche ainsi à plusieurs problématiques avancées par l’Agenda 2030 du développement durable, dont l’égalité des genres (Objectif du Développement Durable (ODD) n°5), la réduction des inégalités (ODD n°10), ainsi que l’éradication de la pauvreté et de la faim (ODD n°1 et n°2).

 Dans cet article, nous allons nous pencher tout d’abord sur la contribution des femmes à la production agroalimentaire des pays en voie de développement (PVD) telle que consignée par les organismes internationaux. Nous analyserons ensuite les difficultés auxquelles elles sont confrontées dans ce cadre, ainsi que les progrès réalisés en matière d’autonomisation des femmes et les efforts nécessaires afin d’atteindre cette finalité d’une portée éthique, sociale et économique indéniable. 

Une contribution substantielle

Selon l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), les systèmes agroalimentaires[1] emploient globalement 36 % de la population active féminine et 38 % de celle masculine. Dans les PVD, on y remarque une surreprésentation des femmes, avec 66 % des femmes employées dans l’agroalimentaire en Afrique subsaharienne (ASS) contre seulement 60 % de leurs homologues masculins. Les femmes assurent la moitié du travail agricole des fermes de l’ASS et une proportion de la nourriture du continent allant de 60 à 80 % selon différentes estimations. Dans l’Asie du Sud, l’écart en termes d’emploi est encore plus considérable, s’élevant à 24 points de pourcentage. 

D’ailleurs, la présence féminine dans le secteur agroalimentaire continue d’augmenter dans ces pays, souvent dans un contexte économique articulé autour de la production agroalimentaire d’exportation. Ceci rend la question des femmes de ce secteur particulièrement sensible, d’autant plus que la demande additionnelle de main d’œuvre féminine est souvent satisfaite grâce aux travailleuses migrantes. 

Des disparités de genre structurelles et conjoncturelles

Dans le rapport de la FAO “The status of women in agrifood systems” (“La situation des femmes dans les systèmes agroalimentaires”, 2023), les auteur.ice.s mettent en évidence les différentes formes que prennent les inégalités de genre jugées “endémiques” par le directeur général de l’organisation, M. Qu Dongyu.

Malgré leur présence significative sur le secteur, les femmes ne se voient octroyée qu’une position marginale dans les chaînes de production, ce qui se traduit, entre autres, par des conditions de travail plus défavorables. Outre les écarts salariaux de 18 % en moyenne, les femmes sont également plus exposées à des formes d’embauche précaires, c’est-à-dire des emplois occasionnels ou à temps partiel, informels, peu qualifiés et à forte intensité de main-d’œuvre.   

A ceci s’ajoutent une protection insuffisante de leurs droits fonciers et un accès limité à la terre (Selon la FAO (2018)[2], les femmes représentent moins de 20 % des propriétaires terriens agricoles), ainsi que des difficultés de financement empêchant les femmes de s’engager dans l’entreprenariat. Il est à noter qu’à taille d’exploitation équivalente, les agriculteurs sont 24 % environ plus productifs que les agricultrices. Cela dit, le rapport relève aussi des disparités en matière d’accès à la formation et à des technologies clés comme l’irrigation, ainsi que l’androcentrisme[3] de l’innovation agricole, qui pourraient être à l’origine de cet écart.

Manifestement, les adversités qui affectent les systèmes agroalimentaires ne font qu’aggraver ces inégalités structurelles, les femmes se révélant plus vulnérables tant aux chocs économiques que sanitaires et environnementaux. Pendant les crises économiques, les femmes sont plus susceptibles de perdre leur emploi, d’où un plus grand risque d’insécurité alimentaire et de violences fondées sur le genre.

Dans le même ordre d’idées, pendant les crises climatiques et les catastrophes naturelles, les femmes sont moins enclines à réduire leur charge de travail agricole : contrairement à leurs homologues masculins, qui sont plus capables de mobiliser des stratégies d’adaptation alternatives, les agricultrices sont contraintes de s’appuyer principalement sur les exploitations agricoles. Parmi les déterminants potentiels de cette faible résilience climatique, les auteur.ice.s du rapport avancent les contraintes matérielles et les normes sociales discriminatoires.

En conformité avec ces normes de genre, les femmes réagissent aux crises sanitaires telles que la récente pandémie du Covid-19 par une participation plus conséquente au travail domestique, ce qui a un impact néfaste sur la quantité et la qualité du travail agricole qu’elles sont en mesure de fournir.

Des inégalités persistantes malgré les progrès constatés

Le rapport de la FAO souligne l’efficacité des politiques publiques s’attaquant à des problèmes comme le travail domestique non-rémunéré, l’accès limité à des services médicaux et d’éducation, ainsi que l’insécurité des droits fonciers des femmes.

Ce type d’interventions, assurant par exemple l’accès à des services de garde d’enfants, permettent d’augmenter la productivité du travail féminin sur le secteur agroalimentaire. Dans les pays à revenu faible ou intermédiaire, d’autres disparités de genre tendent à se réduire, ce qui laisse présager des avancées potentielles dans l’autonomisation des agricultrices : entre 2017 et 2021, notamment, l’écart entre hommes et femmes dans l’accès à l’internet mobile a diminué de 25 % à 16 %. Une tendance similaire peut être remarquée concernant l’accès à un compte bancaire, l’écart respectif ayant baissé de 3 points de pourcentage durant la même période. 

Il serait néanmoins infondé de déduire de ces progrès encore parcellaires un avancement significatif dans l’émancipation des femmes des systèmes agroalimentaires, d’autant plus en présence de certaines évolutions inquiétantes relevées par le rapport, qui touchent en particulier les femmes âgées et/ou autochtones. Les inégalités en matière de sécurité alimentaire, par exemple, ont plus que doublé entre 2019 et 2021.  

Des pistes d’actions publiques et privées

Outre les déterminants éthiques des interventions en faveur des femmes sur le secteur agroalimentaire, les avantages socioéconomiques de l’égalité des genres dans ce cadre sont indéniables. 

La FAO soutient notamment qu’assurer des droits et des opportunités productives similaires pour les hommes et les femmes des systèmes agroalimentaires permettrait d’obtenir des gains de productivité d’environ 1000 milliards d’USD à l’échelle mondiale. Ces mesures pourraient également empêcher la tombée dans l’insécurité alimentaire de 45 millions d’individus, sans mentionner les gains en résilience face aux chocs climatiques et sanitaires. Ainsi, les auteur.ice.s du rapport estiment que des interventions publiques axées sur l’autonomisation féminine ne couvrant que 50 % des petits producteurs seraient suffisantes pour améliorer la résilience de 235 millions de personnes.

Cela dit, en vue d’assurer l’égalité des genres sur le secteur, des efforts additionnels de la part de tous les acteurs institutionnels du développement sont de mise. Outre les interventions concentrées sur la formation et la protection sociale des femmes, il est indispensable de mobiliser tant les institutions publiques que les ONG afin de médiatiser la contribution féminine dans la production agroalimentaire et dans la conservation de la biodiversité. Soutenir les organisations et les réseaux féminins permettrait aussi de renforcer leur expertise, leur viabilité financière et, bien entendu, leur pouvoir de négociation sur le secteur. 

De toute évidence, des initiatives publiques sont nécessaires pour encourager la participation des agricultrices aux processus décisionnels à tous les niveaux, sur un pied d’égalité avec leurs homologues masculins. En vue de suivre ces progrès, il est également impératif de mettre en œuvre des mécanismes permettant de tenir les organisations du secteur agroalimentaire comptables sur ce point. 

Du côté de la recherche, une attention particulière devrait être portée aux difficultés auxquelles sont confrontées les femmes dans leur activité de production agroalimentaire, notamment les risques sanitaires liés aux pratiques agricoles comme l’usage des pesticides. 

Néanmoins, pour l’instant, les efforts politiques documentés demeurent relativement modestes : dans son rapport, l’équipe de la FAO souligne que seulement 78 % des documents de politique générale portant sur l’agriculture et le développement rural font part des rôles assumés par les femmes et/ou leurs défis dans ce cadre. De surcroît, cette consignation a un caractère plus descriptif que normatif, sachant que dans moins d’un cinquième des documents susmentionnés ces réflexions s’accompagnent d’objectifs d’action publique en matière d’égalité des genres.

Conclusion

Comme c’est malheureusement le cas pour l’éducation, la santé, les services sociaux et d’autres secteurs économiques concentrant une forte participation féminine, dans les systèmes agroalimentaires, le poids statistique des femmes est encore loin de se convertir en un véritable pouvoir de négociation en mesure d’assurer l’égalité des genres. 

Les femmes connaissent encore des discriminations significatives en termes de conditions de travail, d’accès aux ressources productives et aux opportunités de financement. En dépit de certaines avancées documentées par le récent rapport de la FAO, ces disparités subsistent et sont d’autant plus pénalisantes au moment des crises économiques, sanitaires ou environnementales. 

Outre les interventions axées sur l’éducation, le travail domestique ou encore les droits fonciers féminins, des efforts supplémentaires sont nécessaires en vue de s’approcher de l’égalité des genres dans les systèmes agroalimentaires. Comme le président de la FAO l’indique dans l’avant-propos du rapport susmentionné, “Les femmes ont toujours travaillé dans les systèmes agroalimentaires. Il est temps que les systèmes agroalimentaires se mettent à travailler pour les femmes“.   

Références

 [1] Systèmes agroalimentaires – “ensemble d’activités interconnectées et d’acteurs engagés dans la production de l’alimentation de la ferme à la fourchette.” (FAO, 2017)

[2] FAO, “Les disparités hommes-femmes dans les droits fonciers” (2018)

[3] Les études empiriques soulignent une moindre adoption de l’innovation agricole par les femmes en raison des facteurs comme l’accès aux ressources productives, l’éducation, la localisation des marchés, le pouvoir décisionnel, etc. (Aduwo et al., 2019). Les technologies plus intensives en temps ou travail notamment sont moins adoptées par les agricultrices qui, contrairement à leurs homologues masculins, sont contraintes de cumuler l’activité productive avec le travail domestique non-rémunéré (Berti et al., 2004; Beuchelt, 2016).

Bibliographie et webographie

[1] Unsplash (2024), https://unsplash.com/photos/a-group-of-women-standing-next-to-each-other-in-a-field-71L0v2kw424

[2] FAO, La situation des femmes dans les systèmes agroalimentaires (2023), https://www.fao.org/3/cc5060fr/cc5060fr.pdf

[3] FAO, Evaluation at FAO. Evaluating agri-food systems (2017), https://www.fao.org/evaluation/highlights/agri-food-systems/en

[4] Green Facts. Facts on Health and the Environment, Agriculture et le développement, Évaluation internationale des connaissances, sciences et technologies agricoles pour le développement (2008), https://www.greenfacts.org/fr/agriculture-developpement/l-2/9-femmes agriculture.htmdeveloppement/l-2/9-femmes-agriculture.htm 

[5] FAO, Les disparités hommes-femmes dans les droits fonciers (2018), https://www.fao.org/3/I8796EN/i8796en.pdf 

[6] Acta Horticulturae, Aduwo, O.E., Aransiola, J.O., Ikuteyijo, L.O., Alao, O.T., Deji, O.F., Ayinde, J.O., Adebooye, O.C. and Oyedele, D.J., Gender differences in agricultural technology https://www.actahort.org/books/1238/1238_24.htm adoption in developing countries: a systematic review (2019), 

[7] Public Health Nutr. 7 (5), Berti, P.R., Krasevec, J., and FitzGerald, S., A review of the effectiveness of agriculture interventions in improving nutrition outcomes (2004), https://doi.org/10.1079/PHN2003595 

[8] Springer, Beuchelt, T.D., Gender, social equity and innovations in smallholder farming systems: pitfalls and pathways. In Technological and Institutional Innovations for Marginalized Smallholders in Agricultural Development (2016), https://doi.org/10.1007/978-3-319-25718-1_11